Usage et mésusage de prégabaline (Lyrica®): appel à la vigilance

L’usage détourné de prégabaline (Lyrica®) est en augmentation en Belgique francophone. Dans cet article, nous faisons brièvement le point sur ce produit et sur l’étendue de la problématique, ainsi que sur les précautions à prendre lors de sa prescription. Cet article a été rédigé en collaboration avec Lou Richelle, assistante de recherche au département de médecine générale de l’ULB. 

La prégabaline (Lyrica® et ses équivalents génériques) fait partie, comme la gabapentine (Neurontin®), de la famille des gabapentinoïdes. Il s’agit d’un médicament utilisé dans le traitement des douleurs neuropathiques, de l’épilepsie et des troubles anxieux généralisés. Il est aussi parfois prescrit hors-indication (off-label[1]) pour le traitement de douleurs lombaires chroniques ou des douleurs radiculaires.

L’usage médical de prégabaline est en augmentation dans notre pays, selon les données de l’INAMI relatives aux prescriptions remboursées délivrées par les pharmacies publiques. En effet, le nombre de personnes bénéficiant chaque année d’au moins une prescription remboursée de prégabaline[2] a considérablement augmenté, en particulier au cours des 5 dernières années, ce qui témoigne d’un recours grandissant à ce médicament par les prescripteurs et les patient·es, phénomène probablement multifactoriel (extension des indications, arrivée des formes génériques, meilleure connaissance de l’intérêt thérapeutique de la molécule, accroissement du mésusage).

Figure 1 : Nombre de patient·es mutualisés ayant reçu au moins une prescription de prégabaline remboursée par la sécurité sociale en Belgique, par année

Source : Pharmanet

L’usage détourné de prégabaline est documenté en Europe depuis 2009, principalement dans des pays nordiques (EMCDDA, 2010). La prégabaline a en effet des propriétés euphorisantes, relaxantes et désinhibantes, en particulier lorsqu’elle est consommée à dose élevée et/ou en association avec d’autres dépresseurs (opiacés, alcool, benzodiazépines…) dont elle potentialise les effets. Certains usager·es rapportent également une sensation de toute puissance. Un usage excessif peut entraîner une dépendance physique ainsi que divers effets indésirables (prise de poids, œdème périphérique, vertiges, somnolence, ataxie, tremblements, fatigue, céphalées, douleur articulaire, impuissance, troubles visuels)[3]. Le mésusage augmente le risque de dépression respiratoire par surdose d’opiacés ainsi que le risque de troubles du rythme cardiaque. Au niveau comportemental, son usage est associé à une augmentation des idées suicidaires et des passages à l’acte suicidaire, des accidents de la route, et de l’agressivité (pour une revue de la littérature, voir Evoy et al., 2021). Les gabapentinoïdes semblent d’ailleurs être une cause de mortalité insuffisamment recherchée en médecine légale (voir Nahar, Murphy & Paterson, 2019).

Dans une étude menée par CEI-A[4] en 2013, 13% des patient·es traités à la prégabaline ont développé un mésusage[5] après 18 mois de traitement. Les facteurs de risque identifiés étaient les suivants : l’âge (entre 18 et 45 ans), la présence de douleurs chroniques, la présence d’un traitement concomitant à la méthadone, la cooccurrence d’un trouble de la personnalité, et le cumul de plusieurs prescripteurs. D’autres études ont confirmé que les patient·es présentant un trouble lié à l’usage d’opiacés sont particulièrement à risque de mésusage de prégabaline, parce que ce produit semble leur apporter un bénéfice sur le plan psychologique et somatique (sociabilité accrue, réduction de l’anxiété et des affects négatifs, amélioration de la confiance en soi, réduction des symptômes de sevrage ; Brennan & Van Hout, 2020 ; Evoy et al., 2021). L’automédication peut aussi avoir pour fonction de réguler des troubles anxieux (fréquents chez les personnes qui vivent des situations difficiles, tels que les migrant·es et les sans-abris) ou atténuer des douleurs somatiques. Enfin, chez certains usager·es, le mésusage est motivé par la recherche d’un sentiment d’euphorie (Evoy et al., 2021, pour une revue).

En Belgique, les premières observations d’usage détourné ont été faites en 2016-2017 par des associations travaillant avec le public migrant. Des signalements ont ensuite été adressés en 2019 au système d’identification des tendances émergentes d’Eurotox par plusieurs maisons d’accueil socio-sanitaires ainsi que par un médecin travaillant en milieu carcéral. L’usage détourné impliquait alors des personnes ayant un parcours migratoire. Cette molécule semble en effet avoir été largement prescrite sur les routes migratoires notamment dans les camps de Lesbos pour traiter les troubles anxieux et les états de stress post-traumatique, avec la volonté de prescrire une molécule moins addictive que les benzodiazépines. Depuis 2020, différents signalements évoquent une augmentation du mésusage de ce produit dans notre pays, qui semble s’étendre au-delà de la niche initiale de consommateur·rices (public migrant) et occasionne des nuisances publiques en raison des troubles du comportement que ce produit peut induire chez des personnes fragilisées. Un trafic de rue s’est aussi développé. La crise sanitaire semble avoir intensifié la problématique, probablement en raison de la diminution du contrôle social dans l’espace public et de l’augmentation de la détresse psychologique, sociale et économique des populations vulnérables.  D’après l’analyse des données Pharmanet effectuée par l’asbl Transit, seulement 3% des patient·es bruxellois ayant reçu une prescription de prégabaline en 2020 auraient bénéficié d’une prescription journalière moyenne supérieure à 600mg (Poulin & Selis, 2021). Cette proportion est relativement stable ces dernières années. Il s’agit toutefois d’une sous-estimation du mésusage réel de ce produit, car le mésusage a été calculé sur base d’une moyenne annuelle, en présupposant que les prescriptions s’étalaient systématiquement sur toute l’année. Or tous les patient·es n’ont pas forcément bénéficié d’une prescription annuelle. Ainsi, et à titre d’exemple, un patient qui aurait bénéficié d’une prescription journalière de 900mg pendant quatre mois ne serait pas identifié comme étant en situation de mésusage selon cette méthode de calcul, car sa consommation journalière moyenne calculée sur une base annuelle est de 300mg. A contrario, toutes les prescriptions ne sont pas forcément consommées, et certaines peuvent alimenter le marché noir. Ainsi, parmi l’ensemble des patient·es bruxellois ayant bénéficié d’au moins une prescription remboursée de prégabaline en 2020, deux patients se sont vu prescrire à leur deux plus de 40.000 comprimés. Plus récemment, l’INAMI a examiné au niveau national les données de remboursement des huit premiers mois de 2021, et il apparait que les 15 patients ayant le plus bénéficié de ce produit cumulaient une prescription journalière moyenne de 12,7g de prégabaline, soir l’équivalent d’environ 21 fois la dose journalière maximale recommandée (Kihl & Sente, 2022). Ce type de surprescription, rendue possible en raison de la pratique insuffisamment contrôlée du shopping médical, contribue à la circulation de ce produit sur le marché noir.

Afin d’estimer l’ampleur du mésusage de prégabaline en Belgique francophone, nous avons réalisé en juin 2021 une enquête auprès des services spécialisés en assuétudes ainsi que d’autres services en contact avec le public signalé comme consommateur de ce produit (abris de nuit, centre d’accueil de jour, services d’aide aux migrant·es). L’enquête portait sur les perceptions de la problématique par les professionnel·les, à l’échelle des bénéficiaires de leur institution. Au total, 59 services[6] en contact avec des populations particulièrement exposées au risque de mésusage de prégabaline (usager·es de drogues, sans abri, migrant·es) y ont participé.

Chaque service était invité à estimer l’ampleur du mésusage de prégabaline parmi leurs bénéficiaires, sur base d’intervalles de proportions prédéfinis. Comme on peut le voir sur la figure 2, le mésusage[7] de prégabaline semble répandu et concerne une grande majorité des services participants. Près d’un tiers d’entre eux (30,5%) ont même déclaré que ce mésusage concernerait plus de 25% des bénéficiaires. L’ampleur du mésusage de prégabaline a tendance à être plus importante en Région bruxelloise qu’en Wallonie (p=0,03). Les abris de nuit ainsi que les centre d’accueil de jour sont les structures qui y semblent le plus exposés[8]. Près de la moitié des centres (47,2%) estime que le mésusage de prégabaline a augmenté depuis la crise sanitaire. Enfin, 8 centres (15,1%) rapportent également un mésusage de gabapentine (Neurontin®)[9] parmi leurs bénéficiaires, une molécule qui fait également l’objet de mésusage en Europe et aux Etats-Unis, (voir Evoy et al., 2021). Les personnes les plus concernées par le mésusage de ce produit sont des hommes, d’un âge compris 18 et 44 ans (les 25-34 ans sont particulièrement concernés). La majorité des services qui mentionnent avoir observé un mésusage de prégabaline parmi leurs bénéficiaires ont déclaré que ce mésusage concernait des personnes qui présentent un parcours migratoire ou qui proviennent de minorités ethniques (79,2%), ainsi que des personnes marginalisés (50%). On retrouve également, dans une moindre mesure, les consommateur·rices d’opiacés (31,3%) ainsi que des personnes ayant été incarcérées (25%). Le mésusage de prégabaline ne semble toutefois pas limité aux minorités ethniques/migrant·es, puisque plus de la moitié des services (52,1%) dont les bénéficiaires sont concernés par cette problématique observe un mésusage en dehors de ces minorités[10]. Ce constat est similaire dans les deux régions francophones du pays. Enfin, la prégabaline semble être généralement consommée en association avec d’autres produits, ce qui augmente les risques de conséquences dommageables sur la santé (e.g. intoxication, délire/hallucination, agressivité, confusion…). Elle semble être particulièrement consommée en association avec d’autres médicaments, qu’il s’agisse de tranquillisants/sédatifs (68,8%) ou d’antalgiques (54,2%), ou, dans une moindre mesure, en association avec d’autres produits tels que le cannabis (39,6%), l’alcool (37,5%), des opiacés (35,4%) ou encore des psychostimulants (31,3%). Elle est apparemment rarement consommée seule (10,4%).

Figure 2 : Estimation de l’ampleur du mésusage de prégabaline parmi les bénéficiaires des services de Belgique francophone en contact avec les publics vulnérables (N=59)

Source : Eurotox

Globalement, les résultats de cette enquête suggèrent que le mésusage de prégabaline[11] s’est effectivement répandu au sein des services en contact avec les populations vulnérables que nous avons sondées (usager·es de drogues, sans abri, migrant·es). Ce mésusage semble actuellement plus marqué en Région bruxelloise qu’en Wallonie. Il s’observe particulièrement dans les abris de nuit ainsi que dans les centres d’accueil de jour, bien que les centres spécialisés en assuétudes (en particulier les services à bas seuil) y soient également confrontés. Il concerne surtout des hommes ayant un âge compris entre 18 et 44 ans, issus de minorités ethniques ou confrontés à la marginalité (sans-abris, usagers d’opiacés, (ex)détenus). Le mésusage de prégabaline n’est donc plus limité aux populations migrantes, comme l’évoquaient les premiers signalements. Bien qu’il survienne surtout en association avec l’usage d’autres produits, il ne semble pas limité aux seuls usager·es d’opiacés. Ce mésusage semble en outre occasionner certains effets indésirables (dépendance, agitation/nervosité, agressivité, somnolence, confusion, troubles cognitifs). Il est probable que l’utilisation de ce produit soit associée à des motivations variables en fonction des usager·es. Un sondage mené auprès d’une quarantaine d’usager·es de la MASS de Charleroi suggère en effet que les effets recherchés sont variés (euphorie, stimulation, sédation, délire/déconnexion). Un sondage similaire mené auprès d’un petit échantillon (N=67) de bénéficiaires des services de l’asbl Transit (centre de crise et comptoir d’échange de seringues) suggère que dans les milieux marginalisés les consommations de prégabaline seraient généralement occasionnelles et opportunistes (Poulin & Selis, 2021). Ce produit serait le plus souvent consommé pour ses propriétés désinhibantes, anxiolytiques ou sédatives, qui permettent à certains usager·es de rendre la vie en rue plus supportable. Ils ou elles se le procurent le plus souvent sur le marché noir, où il est perçu comme grandement disponible. Les gélules se vendent généralement au prix de 1 euro l’unité.

Blondon, K., Desmeules, J., Vogt-Ferrier, N., Besson, M., Kondo-Oestreicher, M., & Dayer, P. (2008). La prescription off-label. Revue Médicale de Suisse, 4, 1661-1665.

Brennan, R., & Van Hout, M.C. (2020). « Bursting the Lyrica bubble”: experiences of pregabalin use in individuals accessing opioid agonist treatment in Dublin, Ireland. Heroin Addiction and Related Clinical Problems, 22(6), 5-13.

EMCDDA (2010). Rapport européen sur les drogues 2010 : Tendances et évolutions. Luxembourg (Publications Office of the European Union): European Monitoring Centre for Drugs and Drug Addiction.

Evoy, K.E., Sadrameli, S., Contreras, J., Covvey, J.R., Peckham, A.M., Morrison, M.D. (2021). Abuse and Misuse of Pregabalin and Gabapentin: A Systematic Review Update. Drugs, 81, 125-156.

Kihl, L. & Sente, A. (2022). Le Lyrica, la came de la rue financée par la Sécu. Le Soir, 25-02-2022.

Nahar, L.K., Murphy, K.G., & Paterson, S. (2019). Misuse and mortality related to gabapentin and pregabalin are being under-estimated : a two-year post-mortem population. Journal of Analytical Toxicology 43, 564-570.

Poulin, J., & Selis, M. (2021). Prégabaline – Etat des lieux en Région de Bruxelles-Capitale. Bruxelles: Transit asbl.

[1] On parle de prescription off-label lorsque celle-ci ne correspond pas à une indication reconnue par l’autorité de mise sur le marché (l’AFMPS dans le cas de la Belgique). Les prescriptions off-label sont répandues dans toutes les spécialités de la médecine, indispensables pour les populations « oubliées » (maladies orphelines, etc.), et peuvent même figurer dans des recommandations de prise en charge. Elles sont légales mais engagent la responsabilité du médecin (Blondon et al., 2008).

[2] Hors milieu hospitalier et milieu carcéral. Cet enregistrement ne couvre en outre que les prescriptions ayant fait l’objet d’un remboursement par la mutuelle. Les trois indications officielles (susmentionnées) de la prégabaline en Belgique bénéficient d’une possibilité de remboursement, pour autant que les bénéficiaires soient inscrits auprès d’une mutuelle.

[3] Voir https://www.cbip.be

[4] Centre Midi-Pyrénées d’Evaluation et d’Information sur la Pharmaco-Dépendance et d’Addicto-Vigilance.

https://www.vidal.fr/actualites/19705-lyrica-et-generiques-pregabaline-mise-en-garde-sur-les-risques-d-abus-de-mesusage-et-de-dependance.html

[5] Le mésusage était alors défini comme toute consommation journalière supérieure à 600mg, quelles qu’en soient les motivations.

[6] Il s’agissait principalement de services ambulatoires spécialisés en assuétudes (n=30, dont 14 services à bas seuil tels que les MASS), mais aussi d’abris de nuit ou centre d’accueil de jour (n=7), de services d’aide aux migrant·es (n=7), de services résidentiels spécialisés en assuétudes (n=3), ou d’un autre type de structure (n=12 ; dispositif mobile de soins infirmiers, maison médicale, SAMU social, service de promotion de la santé en milieu carcéral, etc.). Ces services étaient situés en Région bruxelloise (n=37) et en Wallonie (n=22).

[7] Le mésusage était défini comme toute utilisation (avec ou sans dépendance) sortant du cadre des indications thérapeutiques du produit (trouble anxieux généralisé, douleurs neuropathiques, épilepsie) ou dépassant les quantités prescrites en utilisation médicale (>600 mg/jour).

[8] En effet, 4 services sur les 7 interrogés (soit 57,2%) ont déclaré que le mésusage touche une importante proportion voire une majorité de leurs bénéficiaires.

[9] Médicament apparenté à la prégabaline et ayant des effets similaires, principalement utilisé pour le traitement de douleurs chroniques et de certaines formes d’épilepsie.

[10] Pour 39,6% des services (principalement des abris de nuit et des équipes mobiles qui travaillent dans le secteur du sans-abrisme), le mésusage de ce produit semble toutefois limité aux minorités ethniques/migrant·es. En outre, 8,3% des services ne savent pas fournir de réponse à cette question.

[11] Le mésusage de gabapentine est en revanche nettement moins courant.



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