Comment les épidémies et les crises économiques passées ont-elles impacté l’usage de drogues de la population ? Quelles leçons peut-on tirer de notre histoire afin d’anticiper et prévenir les effets de la crise liée à la COVID-19 ?
La littérature scientifique met en garde contre les potentiels effets négatifs à retardement de la crise actuelle. Et face aux risques en matière de consommation de drogues et de santé mentale, il est primordial de mieux mesurer les effets de la crise, d’anticiper les besoins en soins et services, et de renforcer la prévention, et ce, dès à présent.
Les conséquences de la pandémie de COVID-19 et des politiques publiques mises en place pour y répondre ont fait l’objet de nombreuses analyses et appels à la prudence : stress, développement de troubles de l’anxiété et/ou de troubles du sommeil, faillite de nombreux commerces, épuisement des professionnel·les du social et de la santé, retard scolaire, creusement des inégalités sociales, etc.
Prédire les effets à moyen et long termes de la crise actuelle reste cependant un exercice difficile, d’autant plus qu’elle est inédite, dans sa gestion et sa forme, puisqu’elle est à la fois sanitaire, économique et sociale.
La littérature scientifique documentant les effets des épidémies (Ébola, SRAS, etc.) et des crises économiques précédentes met en garde contre les effets à retardement probables de la crise liée à la COVID-19 et ceux que nous ne savons pas encore suffisamment mesurer, notamment en matière de santé mentale et/ou de consommation problématique de substances psychoactives (Yuan et al, 2021 ; Perrin et al, 2009 ; Maunder, 2009 ; Wu et al, 2008 ; Bretteville-Jensen, 2011 ; De Goeij et, 2015 ; LEADER, 2016 ; Dom et al, 2015).
Si les connaissances et données dont nous disposons actuellement indiquent de sérieux risques à moyen et long termes, il est toutefois encore temps de prévenir les maux qui nous guettent.
Les facteurs de risque et de protection
Le simple usage et l’usage problématique de drogues licites et illicites concernent l’ensemble de la population. Globalement, chaque individu est exposé à un ensemble de facteurs de risque et de protection, endogènes (génétique, personnalité, santé mentale, etc.) et exogènes (environnement familial et social, événements de vie, disponibilité des drogues, etc.).
Ces facteurs agissent directement et indirectement sur les risques individuels liés à l’usage de drogue, c’est-à-dire sur l’exposition à un produit, l’initiation (précoce) à l’usage, le développement d’un usage problématique ou d’une dépendance, sur les risques judiciaires, ceux relatifs à la transmission (VIH, hépatites) ou à la survenue d’intoxications ou de surdose. Ces facteurs agissent aussi sur le maintien de l’abstinence, sur les probabilités de rechute ou d’arrêt de la consommation, ou encore sur le difficile accès aux soins et/ou aux dispositifs de prévention et de réduction des risques.
Les facteurs sont nombreux et agissent à différents niveaux (voir tableau)1. La santé mentale, plus particulièrement, joue un rôle non négligeable ; les personnes expérimentant des troubles mentaux, des situations stressantes voire traumatiques, peuvent en effet se tourner vers la consommation de substances psychoactives dans un but d’automédication et/ou de coping2.
Face à la multiplicité des facteurs en jeu, il est aisé de comprendre comment une crise totale telle que la pandémie de COVID-19, qui impacte l’ensemble des domaines composant la société et de nombreux individus à différents niveaux (social, économique, psychologique), peut jouer positivement ou négativement sur une grande partie de ces facteurs et dès lors sur la consommation de substances légales (alcool, médicaments psychotropes) et illégales pendant la crise, mais aussi après celle-ci, voire longtemps après.
*Spooner et Hetherington, 2004 ; Origer, 2016 ; Szalavitz, 2016 ; Merikangas et al, 1998 ; http://www.actiontox.com/informations-dependances/parents/facteurs-de-risques-et-de-protection.aspx. Les éléments des colonnes ne sont pas à mettre en opposition.
** Si, de manière générale, la pratique d’une religion est associée avec une moindre consommation d’alcool (Fearer, 2004), la relation entre religion et consommation d’alcool est cependant plus complexe. En effet, certaines composantes de la religiosité (culpabilité, pratique religieuse privée) peuvent être propices au développement d’une consommation problématique (Braun et al, 2018).
*** Quelle que soit la société donnée, les individus sont généralement socialisés différemment selon le sexe biologique qui leur est attribué. Au sein des sociétés occidentales, les individus de sexe masculin sont davantage encouragés à développer des traits de caractère ou des comportements qui peuvent renforcer les risques liés à l’usage de drogue (rechercher des sensations fortes, dépasser les limites, transgresser les règles ou l’autorité, etc.).
Les effets des crises sanitaires et économiques sur la santé mentale et l’usage de drogues
Les épidémies
Nombre d’études scientifiques établissent un lien entre les crises sanitaires de grande envergure et des effets psychologiques négatifs sur certaines populations (pendant et après la crise). Dans une méta-analyse de 2021, Yuan et al. relèvent que la prévalence cumulée des troubles de stress post-traumatique liés aux différentes épidémies dues à des maladies infectieuses au cours du 21e siècle (SARS, H1N1, Ebola, Zika, COVID-19, etc.) atteint 22,6% de la population mondiale, allant jusque 26,9% chez les professionnel·les de la santé et de 23,8% chez les personnes infectées (dans les 12 à 46 mois après l’épidémie ; les études ne mesurant pas au-delà de 46 mois).
Plusieurs revues de la littérature internationale et les études menées en Belgique montrent les effets délétères de la crise de COVID-19 sur la santé mentale de la population générale. A travers le monde, les populations déclarent de plus hauts niveaux d’anxiété, de dépression, de troubles post-traumatiques, de stress et de troubles du sommeil (Sciensano, 2020c à g ; Xiong et al, 2020 ; Vindegaard et al, 2020). Or, nous ne pouvons ignorer qu’une dégradation de la santé mentale et une exposition prolongée au stress sont des facteurs de risque non négligeables de développement d’une consommation problématique3. La recherche fournit aussi de plus en plus d’études mesurant les effets des épidémies sur la consommation de substances psychoactives (en particulier l’alcool) dans la population générale et identifie en partie les populations à et les facteurs de risque (voir ci-dessous).
Les recherches belges permettent de relever qu’entre 20 et 30% des personnes interrogées ont augmenté leur consommation d’alcool ou de drogues illicites depuis le début de l’épidémie de COVID-19. Les études menées sont cependant partielles puisqu’elles ont été diffusées en ligne (biais de sélection) et qu’elles ne permettent pas toujours de connaître plus précisément le profil des personnes (Sciensano, 2020a à g ; Maurage et al, 2020 ; Schmits et Glowacz, 2020).
Les populations les plus à risque de développer des troubles mentaux lors d’une épidémie sont les personnes ayant des troubles psychiatriques préexistants, les personnes ayant peu ou pas de soutien social, les enfants et les adolescent·es, les personnes âgées, de genre féminin, ayant un niveau d’éducation faible, ayant un niveau socio-économique faible ou appartenant à des minorités (Perrin et al, 2009). Dans le cas de l’épidémie de COVID-19, les revues de la littérature identifient ces mêmes populations, ainsi que d’autres facteurs de risques : perte d’emploi ou chômage (en particulier chez les hommes), statut d’étudiant·e, grande fréquence d’exposition aux médias sociaux et d’information, ménage isolé ou monoparental, et l’inquiétude quant au risque d’infection de proches (Xiong et al, 2020 ; Vindegaard et al, 2020 ; Levy et al, 2021 ; Sciensano, enquêtes de santé 2020-2021).
Les études mesurant l’impact de la pandémie de COVID-19 sur la consommation de substances soulèvent que les facteurs de risques d’augmentation de la consommation d’alcool englobent l’ennui (qui peut contribuer à des états dépressifs et de l’anxiété), le fait d’être confiné à la maison ou en quarantaine, le manque de routine (être confiné ou en quarantaine requièrent davantage d’organisation et d’autodiscipline pour instaurer et conserver une routine), les symptômes de troubles mentaux et des stratégies de coping négatives. De plus, être de sexe féminin, avoir des enfants en bas âge, subir du stress ou de l’anxiété, et être au chômage technique sont corrélés à une augmentation de la consommation (Gonçalves et al, 2020 ; Kilian et al, 2021 ; Maurage et al., 2020 ; OECD, 2021 ; Vanderbruggen et al, 2020 ; Schmits & Glowacz, 2020).
Les professionnel·les de la santé constituent un sous-groupe de la population particulièrement exposé en temps d’épidémie. Les longues et intenses heures de travail, parfois une mauvaise gestion logistique, la confrontation récurrente au deuil, le stress et l’angoisse, peuvent provoquer des traumas et/ou induire la mise en place de stratégies de coping, qui peuvent prendre la forme d’une consommation de substances psychoactives, pour « tenir le coup ». Et cette consommation peut se prolonger après la crise, pour « vivre avec » les traumas, par habitude ou parce qu’une dépendance s’est installée. Les professionnel·les (en particulier les infirmier·es) en contact avec les patient·es atteints du SARS (2003) ont été fortement touchés par des troubles dépressifs et de stress post-traumatique, certain·es expérimentant encore des détresses psychologiques 1 à 2 ans après l’épidémie (Maunder, 2009). Le fait d’avoir été mis en quarantaine ou d’avoir travaillé en première ligne auprès des personnes atteintes du virus est positivement associé à des symptômes de consommation abusive ou de dépendance à l’alcool trois ans après l’épidémie chez les professionnel·les de la santé en Chine (Wu et al, 2008).
Les professionnel·les de la santé sont sous forte pression depuis le début de l’épidémie de COVID-19 et doivent faire face à l’épuisement, au stress, à l’anxiété, à la dépression… jour après jour, afin de soigner les personnes infectées, d’aider les personnes en détresse psychologique et de poursuivre au mieux les autres soins. La deuxième enquête sur le bien-être des professionnel·les de l’aide et du soin (Sciensano, 2021b) relève qu’en mars 2021, soit un an après le début de l’épidémie en Belgique, 27% souffraient de troubles anxieux généralisés et 18.8% d’un trouble dépressif. Si nous ne disposons pas encore suffisamment de données permettant d’évaluer l’évolution de la consommation des professionnel·les de la santé, certains observateurs s’inquiètent de l’augmentation de la consommation de médicaments psychotropes, permettant de « tenir le coup », de tenir le rythme et de dormir (xanax, valium, exomyle…) afin de gérer la crise4.
Les services bruxellois actifs en matière d’assuétudes ont rapporté une dégradation des vulnérabilités des usager·es de drogues, notamment une augmentation de l’isolement social et de la désaffiliation sociale, et une aggravation de leur santé mentale et de leurs problématiques de consommation (alcool et drogues illicites ; Eurotox & Fédito Bxl, 2021). Ces services sont de plus été nombreux à rapporter une augmentation importante des usages problématiques d’alcool, de cocaïne, de tranquillisants/ sédatifs et de cannabis parmi leurs bénéficiaires.
Les récessions économiques
Les travailleurs et travailleuses à travers le monde éprouvent les effets de mesures prises dans le cadre de la lutte contre l’épidémie de COVID-19. Les commerces, le tourisme, l’évènementiel, l’Horeca, etc. ont été impactés négativement en 2020, le sont encore en 2021, et le seront très probablement encore en 2022. De nombreuses personnes ont subi une perte de revenu, ont été contraintes au chômage temporaire ou ont perdu leur emploi voire leur business.
La recherche scientifique a largement documenté les effets des récessions économiques sur les consommations de drogues, même si les chercheur·es s’accordent sur la difficulté de prédire les effets d’une crise économique. L’impact d’une récession économique sur la consommation de substances psychoactives dépend en effet de différents facteurs (Bretteville-Jensen, 2011 ; De Goeij et, 2015) :
- Le contexte sociétal, les politiques publiques, le système de sécurité sociale, le remboursement des traitements, la disponibilité et l’accessibilité des dispositifs de prévention et les interventions auprès des publics vulnérables, l’aide et l’accompagnement des personnes ayant des troubles de santé mentale… varient considérablement d’un pays à l’autre et d’une période à l’autre ;
- Les caractéristiques de la crise économique ;
- Les mesures d’austérité prises dans le cadre de la crise économique et leur impact sur les dépenses en santé et en sécurité, sur la balance entre le résidentiel et l’ambulatoire, ainsi que sur la capacité des acteurs en contact avec les usager·es de se projeter à moyen et à long terme, la pérennité des projets et la santé des travailleur·ses ;
- Les facteurs liés aux substances elles-mêmes : l’évolution des prix et de la disponibilité5, leur caractère légal ou illégal, leurs effets psychoactifs (dépresseur, stimulant, dissociatif…), les propriétés addictives des substances, les motivations à consommer, l’état du marché des drogues illégales (à l’échelle locale et internationale), etc. ;
- La sociodémographie ;
- Le niveau de chômage ;
- Les inégalités sociales préexistantes ;
- Les rôles genrés6 ;
- Les caractéristiques individuelles (personnalité, problèmes de santé mentale préexistants, compétences psychosociales, etc.).
Une récession économique et les mesures d’austérité l’accompagnant peuvent provoquer simultanément plusieurs effets sociaux, économiques et sanitaires : le taux de chômage augmente, les revenus diminuent, la détresse psychologique et le stress d’une partie de la population peuvent augmenter, les prix et la disponibilité des drogues illégales changer, les goûts et les préférences de la population en matière de substances psychoactives évoluer (LEADER, 2016 ; Bretteville-Jensen, 2011 ; De Goeij et al, 2015). Or, chacun de ces facteurs est susceptible de jouer sur l’usage de drogues, l’initiation à l’usage de drogues, la transition vers une consommation régulière et/ou excessive, et le développement d’une consommation problématique (Dom et al, 2015).
De nombreuses études scientifiques montrent que les crises économiques s’accompagnent globalement d’une baisse de la consommation de substances psychoactives au sein de la population générale. Toutefois, la recherche constate également une augmentation de la consommation à risque et des conséquences négatives liées à la consommation au sein de certaines sous-populations (notamment les personnes ayant perdu leur emploi, au chômage de longue durée, ayant des vulnérabilités préexistantes, par exemple des troubles de santé mentale, et les personnes ayant un statut socio-économique faible ; Dom et al, 2015 ; De Goeij et al, 2015).
Plusieurs mécanismes entrent en jeu et sont susceptibles de s’influencer les uns les autres :
- Baisse des revenus : Chez les usager·es expérimentaux et récréatifs, une baisse de revenu et un budget plus restreint s’accompagnent généralement d’une baisse des dépenses et donc de la consommation de substances (c’est particulièrement vrai pour l’alcool) ; ils peuvent aussi se traduire par une baisse de l’envie de consommer (De Goeij et al, 2015 ; Bretteville-Jensen, 2011 ; Dom et al, 2015). Une baisse de revenu peut déboucher sur la consommation de produits moins chers, potentiellement de moins bonne qualité et davantage dangereux pour la santé (LEADER, 2016) ;
- Détresse psychologique et stress : L’expérience ou la crainte de perdre son emploi et d’être au chômage, et globalement les situations de stress provoquées par une crise économique, peuvent participer à augmenter la détresse psychologique des individus, voire les problèmes de santé mentale. Les individus peuvent dès lors développer des pratiques de coping et d’automédication, y compris la consommation de substances psychoactives (ce mécanisme semble davantage concerner les hommes que les femmes7). La détresse psychologique des individus peut également augmenter les risques d’initiation à l’usage de drogues, les risques de transition vers une consommation régulière et/ou excessive, les risques de développer un usage problématique, et les risques de rechute pour les ex-fumeur·ses et les personnes ayant (eu) des usages problématiques de drogues. Les crises économiques sont également un moment particulièrement à risque pour les personnes ayant des troubles de santé mentale préexistants, notamment parce qu’elles sont plus à risque de perdre leur travail et d’être en situation de chômage. Or, avoir un emploi est un facteur central dans la réhabilitation des personnes ayant de tels troubles, ainsi que pour les personnes ayant un historique d’usage problématique de drogues (Dom et al, 2015 ; De Goeij et al, 2015 ; LEADER, 2016) ;
- Statut social : La perte d’emploi, la réduction des revenus et la limitation des opportunités économiques peuvent s’ensuivre d’une perte de statut social (mettre à mal l’image de soi) voire provoquer ou accélérer la marginalisation des personnes les plus vulnérables, augmentant in fine l’inclination à s’automédiquer (De Goeij et al, 2015 ; Bretteville-Jensen, 2011). La réduction des opportunités de travailler réduit parallèlement les coûts de renonciation pour les usager·es de drogues illégales ; autrement dit, ils courent moins le risque de perdre leur travail ou leur statut social s’ils décident de consommer en temps de crise économique (Dom et al, 2015). Parallèlement, la probabilité de conserver ou de décrocher un travail peut être améliorée par le fait de ne pas consommer de drogues, ce qui pourrait encourager certaines personnes à réduire leur consommation ou à ne pas initier une consommation (LEADER, 2016) ;
- Temps libre : La perte de travail ou la réduction des heures travaillées s’accompagnent d’une augmentation du temps libre. Ce temps libre peut être mis à profit pour débuter un traitement ou un accompagnement, qui peuvent déboucher sur l’arrêt ou la réduction de la consommation de substances. Ce mécanisme est principalement observé chez les fumeur·ses, mais n’est pas mentionné dans la littérature relative aux drogues illégales. Il est également plus probable d’être présent dans les pays où les traitements sont pris en charge par la sécurité sociale, ou dans lesquels les publics vulnérables bénéficient de services ciblés. Le temps libre peut aussi se traduire par davantage de temps de loisir pouvant être dédié à la consommation de substances ; ceci est particulièrement vrai pour les drogues illégales (LEADER, 2016) ;
- Mesures d’austérité : Les mesures prises par les autorités pour gérer et contrer une crise économique peuvent elles-mêmes avoir des effets collatéraux. Les mesures d’austérité peuvent aggraver ou alléger la pression financière exercée sur les individus. Mais parce qu’elles signifient surtout des coupes budgétaires réduisant la sécurité sociale et le système de santé, de telles mesures affectent en premier lieu les personnes ayant de faibles revenus, risquant d’augmenter significativement la détresse psychologique des groupes socio-économiques défavorisés. Or, l’on sait que les personnes ayant un statut socio-économique faible et/ou ayant un niveau d’éducation faible sont davantage susceptibles de recourir à la consommation d’alcool comme stratégie de coping, et ce alors que la population générale aura tendance à réduire sa consommation. Les crises économiques et les mesures d’austérité tendent dès lors à aggraver les inégalités sociales (De Goeij et al, 2015 ; Dom et al, 2015).
Mesurer, anticiper et prévenir
La crise actuelle est complexe. Non seulement il s’agit d’une épidémie mondiale et d’une crise économique dont la durée est encore indéterminée, mais elle impacte aussi l’ensemble des domaines sociaux, dans l’immédiat (en bouleversant profondément l’organisation de la société) et à plus long terme, puisqu’elle creuse les inégalités sociales et fait significativement reculer les progrès en matière d’égalité femme-homme (IWEPS, 2021 ; Deprez, Noël et Solis Ramirez, 2020 ; Conseil Wallon de l’égalité entre Hommes et Femmes, 2020 ; Conseil bruxellois de l’égalité entre les Femmes et les Hommes, 2021).
Une grande partie des facteurs de protection et de risques liés à la consommation de substances psychoactives ont été impactés positivement ou négativement par la crise, ce qui génère des résultats différenciés au sein de la population, au détriment des personnes les plus vulnérables et/ou ayant un statut socio-économique faible. Même si la majorité de la population n’a pas augmenté sa consommation, ni développé une consommation à risque ou problématique au cours des différents confinements, les données épidémiologiques actuelles laissent penser que ce constat rassurant doit être nuancé pour les raisons suivantes8:
- Entre 20 et 30% des usager·es de substances ont augmenté leur consommation d’alcool, de drogues illégales et de somnifères et tranquillisants9 ;
- La santé mentale de la population générale et la situation des personnes ayant des problèmes psychologiques antérieurs à la crise sanitaire se sont dégradées au fur et à mesure de la crise, ce qui pourrait avoir un impact différé sur les consommations ;
- Une partie des services spécialisés en assuétudes relèvent une détérioration de la situation sociale et sanitaire de leurs usager·es.
De plus, les usager·es problématiques et les personnes souffrants de troubles mentaux peuvent mettre plusieurs années avant d’identifier le(s) problème(s) et chercher une aide professionnelle. Ce temps de latence peut induire une sous-estimation des effets de la crise sur les consommations et la santé mentale des individus, ainsi qu’une sous-estimation des demandes d’aide à venir. Il est donc tout à fait indispensable de détecter précocement ces troubles et d’intervenir au plus tôt, avant que les problèmes ne se chronicisent et n’aient un impact délétère sur la vie des personnes, leurs proches et la société.
Les connaissances scientifiques actuelles appellent donc à la plus grande prudence quant à l’impact réel de la crise liée au COVID-19 sur la santé mentale et l’usage problématique de substances psychoactives (notamment en raison des effets différés), en particulier auprès de certaines populations davantage à risque.
Il est dès lors fondamental d’adopter des mesures de promotion de la santé adéquates, qui tiennent compte des inégalités sociales, et ce, au plus tôt dans la gestion des effets de la crise, afin de prévenir et réduire des effets négatifs et trop importants. Il s’agira, d’une part, de soutenir le monitoring des effets de la crise sanitaire sur la santé de la population, sa santé mentale et sa consommation de substances psychoactives, afin de surveiller les tendances et d’anticiper les besoins en accompagnement et soins, pendant et après la crise, et, d’autre part, d’appliquer des mesures soucieuses de réduire les inégalités sociales, et des mesures de proximité qui répondent aux besoins et sont attentives aux spécificités des populations- et communautés-cibles, ainsi que renforcer la détection précoce, la prévention et la réduction des risques liés à l’usage de drogues.
Références
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Vanderbruggen, Nathalie & Matthys, Frieda & Van Laere, Sven & Zeeuws, D. & Santermans, Liesbeth & Ameele, Seline & Crunelle, Cleo. (2020). Self-Reported Alcohol, Tobacco, and Cannabis Use during COVID-19 Lockdown Measures: Results from a Web-Based Survey. European addiction research. 26. 1-7.
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Xiong, J., Lipsitz, O., Nasri, F., Lui, L., Gill, H., Phan, L., Chen-Li, D., Iacobucci, M., Ho, R., Majeed, A., & McIntyre, R. S. (2020). Impact of COVID-19 pandemic on mental health in the general population: A systematic review. Journal of affective disorders, 277, 55–64.
Yuan, K., Gong, YM., Liu, L. et al. (2021). Prevalence of posttraumatic stress disorder after infectious disease pandemics in the twenty-first century, including COVID-19: a meta-analysis and systematic review. Molpsychiatry.
- Nous invitons pour davantage de développements à consulter le chapitre 4 de notre Tableau de bord de l’usage de drogues 2020, portant sur les liens entre l’usage de drogues et les inégalités sociales de santé, disponible sur eurotox.org
- Le coping (de l’anglais to cope) peut être défini comme l’ensemble des stratégies déployées par un individu pour maîtriser ou réduire l’impact des situations stressantes ou menaçantes.
- Et à son tour, un mésusage de substances psychoactives peut détériorer la santé mentale.
- Voir le documentaire « Santé mentale : la grande dépression » sur ARTE, URL : https://www.youtube.com/watch?v=BQCZOc7DSq8
- Nous ne développerons pas ici les effets possibles d’une crise économique sur les prix des drogues illégales, ceux-ci étant difficiles à prédire. Les chercheur·es s’accordent toutefois sur la forte probabilité qu’une récession s’accompagne d’une baisse des investissements publics en matière de sécurité et d’une baisse des prix des drogues, augmente le nombre de personnes se tournant vers le trafic comme source de revenus, et augmente la disponibilité des drogues, participant in fine à l’augmentation du nombre d’usager·es et à l’intensification de la consommation chez les usager·es déjà établis. Il faut également noter que des changements dans les prix peuvent s’accompagner d’un changement des modes de consommation (même si le sujet mériterait davantage de recherches) ; l’on observe par exemple qu’une baisse des prix peut s’accompagner d’une augmentation de la consommation d’héroïne fumée (Bretteville-Jensen, 2011 ; Dom et al, 2015). La crise liée à l’épidémie de COVID-19 ne semble pas avoir bouleversé significativement la disponibilité et les prix des drogues illégales en Belgique, bien qu’il soit tout à fait possible que des ruptures de stock, des variations dans la qualité des produits et leur prix aient eu lieu localement ; nous manquons toutefois de données pour évaluer le phénomène.
- L’on sait notamment que les hommes éprouvent davantage de troubles psychologiques lors d’une perte d’emploi ou d’une période de chômage (LEADER, 2016 ; De Goeij et al, 2015) ; l’on sait également que la santé mentale des femmes a été particulièrement impactée par la fermeture des écoles pendant la pandémie de COVID-19 (puisque c’est à elles que revenait bien souvent de faire l’école à la maison, en plus du télétravail et des tâches ménagères qu’elles gèrent déjà davantage en temps normal) (Conseil Wallon de l’égalité entre Hommes et Femmes, 2020 ; Conseil bruxellois de l’égalité entre les Femmes et les Hommes, 2021 ; Lorant et al, 2021). A noter également que les métiers du care, en première ligne lors des crises sanitaires, sont principalement occupés par des femmes.
- La socialisation genrée (binaire) induit généralement des attentes et des représentations différenciées entre hommes et femmes. Ainsi, les hommes tendent à penser qu’il est de leur responsabilité de subvenir aux besoins du ménage par le travail rémunéré et leur statut social (leur reconnaissance voire leur prestige social) dépend davantage des activités professionnelles qu’ils mènent et des activités en dehors de la sphère domestique.
- Voir notre focus thématique « Les conséquences de l’épidémie de COVID-19 sur l’usage de drogue et ses conséquences socio-sanitaires » (2020), URL : https://eurotox.org/wp/wp-content/uploads/Focus-Covid-TDB2020-Eurotox.pdf
- Une augmentation de la consommation ne signifie pas forcément le développement d’une consommation problématique et peut être circonstancielle (et s’arrêter avec la fin de la situation l’ayant induite). Toutefois : 1) les données actuelles sont partielles, puisqu’il s’agit essentiellement d’études en ligne, il est dont possible que le phénomène soit sous-estimé, en particulier au sein des populations plus vulnérables et/ou les plus marginalisées, 2) la recherche belge ne permet pas encore de mesurer le lien entre le statut socio-économique, les impacts de la crise sur les différents facteurs de protection et de risque, et les évolutions dans la consommation d’alcool et de drogues illicites depuis le début de la crise, et 3) augmenter ou intensifier sa consommation comporte des risques en termes de santé physique (à court et long terme), de santé mentale et d’accoutumance au produit.