Krokodil, la menace est-elle réelle ?

On a régulièrement pu voir ces derniers temps dans la presse des photos et vidéos montrant des personnes présentant des lésions corporelles importantes, qui seraient consécutives à la consommation d’une nouvelle drogue qui rongerait littéralement le corps des consommateurs.

Cette drogue serait, d’après ces coupures de presse, sur le point d’arriver en Europe, et aurait déjà fait plusieurs victimes aux Etats-Unis ainsi qu’en Angleterre. Dans cette ère de la désinformation où il est devenu facile et rentable de manipuler et d’alarmer l’opinion public par le biais d’Internet, qu’en est-il vraiment, et la menace est-elle réelle ?

La désomorphine est à la base un dérivé morphinique qui a été synthétisé en 1932 comme alternative potentielle à la morphine (laquelle présente les défauts d’avoir une tolérance ainsi qu’un potentiel addictif importants). Elle a toutefois été assez rapidement abandonnée en raison de l’insuccès de ses propriétés à remplacer celles de la morphine. La désomorphine peut également être produite de manière artisanale au départ de codéine, grâce à l’adjonction d’iode et de phosphore rouge, ou d’autres produits d’usage commun qui en contiendraient ou qui auraient une action chimique similaire sur la molécule de codéine (solvants volatiles, essence, etc.). C’est précisément cette préparation artisanale injectable qui est nommée vulgairement « Krokodil », en raison des lésions cutanées verdâtres qu’elle semble entraîner et qui rappellent le cuir des crocodiles. Elle est apparue en Sibérie comme drogue d’abus au début des années 2000, et s’est rependue plus récemment dans le reste de la Russie. Selon certains documentaires et images qui en objectiveraient les ravages, la consommation de Krokodil par injection détruirait les tissus et provoquerait la gangrène, avec comme seule issue viable (lorsqu’il n’est pas déjà trop tard) l’amputation des membres atteints.

Il est d’emblée étonnant de constater à quel point il est difficile de mettre la main sur des données scientifiques et fiables corroborant ces constats. En effet, les images diffusées abondamment sur Internet sont en fait les mêmes que celles qui avaient déjà été utilisées il y a quelques années pour « documenter » les ravages occasionnés par une autre drogue marginale (la Tianeptine). Cette manière d’ « informer » ressemble donc plutôt à une propagande de prévention par la peur, peu compatible avec une approche sanitaire de la problématique, et qui décrédibilise par le même coup tout le discours associé. Notre propos n’est pas de nier la dangerosité des préparations artisanales de ce type, mais on est en droit de douter de la véracité de certaines images et informations diffusées sur Internet et relayées dans les médias. On a par exemple pu lire que plus de 100.000 personnes étaient « accrochées » à ce produit en Russie, alors qu’aucune source vérifiable n’est mentionnée. D’ailleurs, les seuls documentaires complets sur cette drogue que nous avons pu trouver sur Internet ne proposent aucune image de membres mutilés. On y voit plutôt de jeunes consommateurs vivant dans la misère et sans perspectives d’avenir au sein de régions économiquement mortes et quasiment désertées. Ils présentent certes des lésions et abcès parfois sérieux, mais assez similaires à ceux que l’on est susceptible d’observer chez tout usager de drogues par injection qui ne disposerait pas des moyens et des connaissances techniques permettant de s’injecter de manière sécuritaire (matériel stérile, produit sans impureté ou produit de coupe dangereux, etc.). En effet, l’injection n’est pas un acte anodin : c’est une pratique invasive qui nécessite des précautions d’asepsie rigoureuses. Il s’agit d’ailleurs d’un acte médical qui ne peut être légalement posé que par un médecin ou un(e) infirmier(ère). Une injection mal opérée (injection dans une artère, en dehors du réseau veineux, etc.), mal préparée (présence dans la seringue de bulles d’air, de corps solides ou non métabolisables, etc.), ainsi que l’utilisation de matériel non stérile peuvent avoir des conséquences graves et parfois létales.

Par conséquent, s’injecter des drogues artisanales produites dans des conditions d’amateurisme et d’insalubrité telles que celles qui sont documentées en Russie ne peut être que dommageable pour la peau, les tissus et les organes périphériques au point d’injection, et cela peut bien évidemment s’avérer rapidement fatal. Il est donc plus que probable que les dommages liés à l’injection de désomorphine artisanale soient en fait imputables à la présence résiduelle des produits corrosifs utilisés pour la synthétiser, ainsi qu’à la présence d’impuretés/agents pathogènes liée aux conditions de fabrication et d’injection. Les conséquences sanitaires seraient certainement différentes si ces usagers avaient l’opportunité de s’injecter de la désomorphine produite en laboratoire dans des conditions sanitaires optimales.

La popularité de cette drogue artisanale dans ces pays provient probablement du fait que la codéine peut être obtenue en pharmacie sans ordonnance, et que la disponibilité et/ou le prix de l’Héroïne ont pu inciter les usagers les plus précarisés à s’orienter vers cette alternative moins onéreuse et facile à obtenir. Par ailleurs, les programmes de prévention et de réduction des risques liés à l’usage de drogues sont quasiment inexistants dans ces régions. Il est donc peu probable que ce produit rencontre le même succès en Europe occidentale, mais il est vrai que nous ne sommes pas à l’abri de l’apparition (y compris en Belgique) de quelques cas relativement isolés, puisque ce produit peut être fabriqué de manière artisanale. Actuellement, il n’y a toutefois aucune preuve factuelle de l’usage ou de la circulation de cette drogue en Europe, selon l’Observatoire Européen des Drogues et des Toxicomanies.

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