Salles de consommation: un pacte avec le diable?

Les salles d’injection supervisée, ou centres d’injection supervisée (CIS), ou encore Salles de consommation à moindre risque (SCMR) ont fait l’objet d’un dossier spécial dans notre rapport 2011-2012 sur l’usage de drogues en Fédération Wallonie-Bruxelles.

On y lira entre autres que trois études « evidence-based » (publiées dans le « Lancet », le « Canadian Medical Association Journal » et l' »International Journal of Drug Policy ») y ont apporté des preuves chiffrées des gains que peut attendre la société d’un tel dispositif. Ceci tant en termes de réduction des « nuisances sociales » liées aux drogues, que de gains de productivité, de coût-bénéfice, d’overdoses évitées, de soins de santé épargnés, etc.

Mais derrière ces preuves « matérielles », « quantitatives » (pas toujours faciles à obtenir, notamment pour des raisons éthiques), se dessine une question philosophique plus large et plus fondamentale, dont la réponse qu’on lui choisira peut orienter non seulement les politiques de santé, mais les politiques publiques en général, dans des directions radicalement opposées.

Cette question pourrait se formuler comme suit: « pour avoir une société globalement ‘en santé’ (c’est à dire faite de composantes interagissant entre elles pour le bien général), faut-il en débusquer les ‘impuretés’ – au sens médical du terme – et en purifier le corps social, en les écartant, les excluant ou les éradiquant?; ou faut-il au contraire traiter le corps social comme un tout systémique qu’il importe de maintenir ou de ramener ‘en santé’ en agissant sur tous ses déterminants, afin que l’ensemble s’en trouve tiré vers le haut, y compris ce qui a été identifié comme déviant, ‘malade’ ou ‘impur’? »

Précisons d’emblée que par ces termes forts, nous tentons simplement de rendre compte d’une certaine vision hygiéniste de la société et de ceux qui en « dévient » (dans notre cas, les « drogués » – vocable qui désigne généralement, en fait, les consommateurs de psychotropes qui ont perdu le contrôle de leur consommation). Pour le terme encore plus connoté d' »impureté », il serait quant à lui a minima accolé aux drogues elles-mêmes, comme impureté d’un système qui serait sain sans elles, ce qui justifie de les éradiquer: pour s’en convaincre, il suffit en effet de se rappeler l’annonce des Nations Unies faite en 1998 d’un « monde sans drogues » à l’horizon 2010, à la suite d’une « guerre à la drogue » qui verrait détruites les plantations de coca sud-américaines et définitivement stoppée la culture du pavot en Afghanistan.

Le débat peut selon nous s’étendre à l’ensemble du corps social et de ses « déviants » ou, « déviances ». Le drogué, le délinquant, le criminel – en première approche et dans l’inconscient collectif; mais pourquoi pas dans un deuxième temps le chômeur-profiteur-qui-pervertit-le-système (cf la dernière campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy) et qu’il faut exclure du chômage; le sans-papiers hors procédure d’asile-et-qui-ne-daigne-pas-quitter-le-territoire, qu’il est souhaitable d’expulser; et qui sait, demain, le pauvre, le sans-abri ou tout autre inadapté, vitrine de l’échec, échec dont la paternité lui serait attribuée à lui seul, à l’exclusion du système qui l’héberge? Pourquoi pas?

« A l’exclusion de ». Exclure, ou inclure. Parlons-en. Nous avons beau chercher un moment et un lieu dans l’histoire et la géographie où l’exclusion de ce qui est « autre », comme impureté du corps social, afin d' »assainir » ce dernier, ait fonctionné, nous n’en trouvons pas.

Les Etats-Unis, qui ont des lois de lutte contre les stupéfiants parmi les plus dures au monde, arrêtent environ 750.000 fumeurs de Marijuana par an. Las… leurs chiffres d’expérimentation des drogues illégales restent, désespérément, deux fois plus élevés qu’en Europe. En Suède, nettement plus répressive en la matière que sa voisine la Norvège, les volumes de consommation sont cependant comparables à cette dernière. Rappelons également, car c’est utile, que suite à l’adoption d’une tolérance assez large vis-à-vis de la consommation personnelle de cannabis, les Pays-Bas ont d’abord vu leur consommation légèrement augmenter, avant de tomber rapidement et durablement un peu en-dessous de la moyenne européenne.

Exclure, purifier, éradiquer, nettoyer… ne change rien, sauf (dans le cas qui nous occupe)… l’accès rendu d’autant plus problématique à une population de plus en plus marginalisée, de moins en moins socialisée, de plus en plus inquiétante pour les opinions publiques, et de plus en plus coûteuse notamment en termes de soins de santé (contraction de maladies infectieuses – VIH, hépatites – ; appel systématique aux services d’urgences, etc.).

Inclure, au contraire, change beaucoup.

Les expériences de délivrance d’héroïne médicale (la diacéthylmorphine), ciblant des consommateurs d’opiacés qui n’ont pas pu quitter leur addiction malgré les programmes de sevrage existant (notamment à la méthadone), sont en fait des programmes d’accompagnement de la consommation qui ré-incluent le consommateur dépendant dans le corps social : à Genève, notamment, ce type de programme a prouvé que ses bénéficiaires retournaient, dans de nombreux cas, à un travail, à une vie de famille, à une contribution à la société et même au PIB, tout en dégageant l’espace public d’une présence erratique et coupée de tout, inquiétant bien souvent les populations. Qui plus est, le contact étant repris avec ce public souvent inaccessible par les dispositifs plus traditionnels d’aide aux personnes dépendantes, la reprise en mains de leur santé peut s’effectuer bien plus efficacement, en ce compris, pour ceux qui le veulent et le peuvent, dans un chemin vers le sevrage. L’inclusion fait ainsi la preuve de son efficacité là où l’exclusion a échoué.

Toutefois, la provision extensive de ce genre de dispositifs n’est pas de mise (le récent projet-pilote TADAM de Liège, arrêté après deux ans, laps de temps probablement trop court pour une évaluation poussée, en est un exemple). Il est en effet difficile d’assumer, dans un contexte mondial éradicationniste, que l’Etat va lui-même droguer ses citoyens.

C’est dans ce contexte que de nombreux pays ont pris le parti de développer les CIS, lieux où l’encadrement des consommations mène à des résultats comparables à ceux obtenus par les programmes de délivrance d’héroïne médicale, une différence notoire étant que les drogues restent acquises illégalement hors des murs des centre ainsi supervisés.

Cette option intermédiaire (la composition des produits, notamment, restant bien sûr aux mains des réseaux criminels), malgré les bénéfices engrangés, restera-t-elle encore trop immorale aux yeux de responsables politiques focalisés sur l’éradication des consommations ? On peut souhaiter que non. Et pour cela, on peut souhaiter que chacun, au sein de l’opinion publique et des responsables institutionnels, se demande si le « drogué », c’est toujours « l’autre », ou si ça peut un jour par malchance être soi-même ou ses propres enfants, et si à ce moment il sera plus efficace (et accessoirement plus humain) pour le corps social d’écarter, d’exclure, cet « autre », plutôt que de l’inclure dans un tout systémique qui a beaucoup à y gagner.

Le dossier complet sur les salles d’injection supervisée est disponible ici.

Il est également disponible dans le dernier rapport Eurotox sur l’usage de drogues en FWB.



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